#SEPTEMBRE2020 : INNOVATION, CONSOMMATION ET DEVELOPPEMENT DURABLE
Tribune coordonnée par Eva Cerio et Emna Bouladi, doctorantes en Marketing à l’IRG (Institut de Recherche en Gestion) de l’Université Paris-Est, Marne-la-Vallée et responsables des tribunes de l’AFM.
A l’occasion de la 2ème journée Marketing et Développement durable qui s’est tenue le 6 février 2020 dans le cadre d’une GIT-AFM, cinq professionnels ont donné leur point de vue sur la question de l’innovation, de la consommation et du développement durable. La table ronde a été animée par Sihem DEKHILI, chercheure en marketing à l’Université de Strasbourg, spécialisée dans la consommation responsable, et Thomas COËFFIC, responsable Économie Verte à l’Eurométropole de Strasbourg.
Présentation des participants
- Sihem DEKHILI est en poste à l’Université de Strasbourg depuis 2008. Elle a suivi des études d’ingénieur en agro-économie puis obtenu un doctorat en marketing à SupAgro Montpellier. Ses principaux thèmes de recherche sont focalisés sur la consommation responsable, elle s’intéresse à titre d’exemples à la problématique de l’éco-labellisation, au prix équitable, à l’image écologique du pays d’origine et à la communication verte. Elle explore en particulier les limites de l’argument écologique et son inefficacité auprès des consommateurs. Ses recherches ont conduit à publier plus de 30 articles académiques dans plusieurs revues nationales et internationales classées.
- Thomas COËFFIC, Responsable économie verte au sein de l’Eurométropole et de la ville de Strasbourg. De formation en management (ESC) avec un bagage industriel et commercial, M. COËFFIC a quinze ans d’expérience dans le développement économique local au sein de grandes collectivités, en grande partie consacrés à la transition écologique des entreprises.
- Gilles ROCCHIA, de formation ingénieur en Automatisme, il a occupé différents postes : d’abord Responsable Produits Power Management, puis Directeur Marketing Marché Bâtiment pour enfin se concentrer sur le domaine de l’énergie. M. ROCCHIA a ainsi exercé près de 10 ans à Schneider Electric puis a intégré en 2007 le groupe SOCOMEC où il occupe aujourd’hui le poste de directeur de l’innovation marketing.
- Anne-Caroline BINDOU, Ancienne cadre dans l’industrie brassicole, Mme BINDOU occupe depuis 2014 le poste de directrice générale du Sonnenhof, une fondation protestante basée à Bischwiller, au nord de Strasbourg, qui accueille plus de mille personnes déficientes mentales. Sa formation initiale est juridique, puis une spécialité en Achats et enfin une formation en commerce à l’ESSEC.
- Paul ARTIS, Contrôleur de Gestion et Stratégie de Développement, M. ARTIS possède une expérience d’une trentaine d’années dans l'industrie et l'ESS (Economie Sociale et Solidaire). Avant d’exercer en tant que directeur du pôle travail adapté à la fondation du Sonnenhof, il a assuré différentes responsabilités comme chef de projet, Responsable Equipe Méthodes production, responsable production, etc.
- Olivier COUROT, Depuis 2016, il est le co-fondateur de Bio Brasseurs et le PDF de cette société, qui propose des boissons à base de thé 100% biologique et végan.
- Azeddine AZZAZ, Après des études en sécurité sanitaire des aliments et un master Responsable des systèmes de management QHSE, M. AZZAZ a intégré l’entreprise Les Jardins de Gaïa en tant que Chargé Qualité, Recherche et Développement.
Point de vue du chercheur
Face à l’urgence climatique, la notion de développement durable se diffuse de plus en plus dans l’ensemble de la Société et se traduit dans le domaine de la consommation par une nouvelle forme de la demande (Peattie et Peattie, 2009). Sur le plan académique, si l’accent a d’abord été mis sur les avantages du choix écologique et ses effets positifs sur la réputation des entreprises et sur la préférence des consommateurs (Hira et Ferrie, 2006), ces quelques dernières années les études mettent en évidence l’inefficacité de ces stratégies et une augmentation du scepticisme des consommateurs envers l’offre écologique. En effet, les actions de dénonciation de différentes ONG se multiplient pointant les comportements opportunistes de certaines entreprises. Des consommateurs perçoivent la communication environnementale comme trompeuse et exagérée et expriment une faible confiance envers les marques qui les émettent. Ils estiment par ailleurs que la démarche d’éco-labellisation est basée sur une approche incomplète qui ne prend en compte qu’un nombre limité de critères, et que l’information autour de ce sujet reste insuffisante (Thøgersen et al. 2010). Au niveau de la distribution, des magasins comme les grandes et moyennes surfaces souffrent d’un manque de légitimité en matière de commercialisation des produits écologiques et le prix de ces produits n’est pas toujours jugé équitable pour les consommateurs (Dekhili et al. 2017).
Ces freins à la diffusion des pratiques responsables fragilisent le marché vert. En même temps, ils poussent à explorer des solutions pour aider à développer une consommation alternative. Des initiatives émergentes observées sur le terrain, l’exemple des applications anti-gaspillage ou du forum du Cap-digital qui a été organisé par un groupe de start-up en octobre 2018 et qui a eu pour thème « l’innovation au service de la transition écologique », suggèrent que l’innovation peut constituer une solution pour surmonter les freins à la consommation écologique. Les technologies 4.0 (intelligence artificielle, machine learning, big data, …) et la diffusion des réseaux sociaux conduisent à des transformations profondes et pourraient jouer un rôle dans le développement d’une consommation plus responsable.
Cette table ronde pose ainsi la question des liens possibles entre innovation et développement durable.
Point de vue des professionnels
Le processus d'innovation
Les professionnels ont commencé par préciser en quoi consiste l’innovation dans leurs différentes entreprises et les raisons qui ont poussé à innover dans le cas de produits durables. SOCOMEC (ETI alsacienne en BtoB, 98 ans d’existence, 3500 personnes dans le domaine de l’électricité) est un groupe industriel indépendant, spécialisé dans la disponibilité, le contrôle et la sécurité de l’énergie électrique basse tension pour l’industrie et le tertiaire. Aujourd’hui, il y a une réelle révolution industrielle avec l’énergie verte. En ce sens SOCOMEC a développé depuis 5 ans des stokeurs d’énergie à base de batterie en Li-lon qui permettent d’assurer une énergie verte. Ils apportent une disponibilité d’énergie fiable avec une plus longue durée de vie et un entretien réduit. Selon M. ROCCHIA, l’entreprise survit grâce à l’innovation technologique, et la question durable est aujourd’hui un véritable enjeu : fabriquer un produit avec une durabilité plus importante (équipements et appareils électriques avec une durée de vie rallongée, …). L’innovation verte mise en place par SOCOMEC lui a permis une différenciation par rapport aux concurrents notamment des concurrents puissants dans le secteur comme Siemens et Schneider electric.
M. ROCCHIA insiste sur l’importance du choix du timing de l’innovation durable : ni trop tôt par rapport au marché, ni trop tard.
L’entreprise Bio Brasseurs, de son côté, est spécialisée dans le Kombucha: une boisson millénaire obtenue par la fermentation (non alcoolisée) du thé. L’innovation durable touche en particulier le processus de fermentation qui a été redeveloppé pour donner lieu à une boisson biologique sans sucre rajouté. L’entreprise vise surtout des consommateurs à la recherche du bien-être; la boisson pouvant agir positivement sur la flore intestinale. Selon M. COUROT, cette innovation durable est une réponse à une demande sur le marché.
Les Jardins de Gaïa (entreprise spécialisée dans le thé biologique et équitable haut de gamme, commercialisé dans des circuits de distribution spécialisés) a mis en place une innovation qui concerne l’emballage des produits. Face à la pression règlementaire et à l’émergence du vrac, l’entreprise a dû se réinventer pour proposer des infusettes de thé écologiques, 100% naturel à base de cellulose de bois. Le film écologique qui entoure le produit est fabriqué dans le respect d’une gestion durable des forêts, et il est totalement compostable.
Selon M. AZZAZ, l’innovation au sein des Jardins de Gaïa est un outil pour l’amélioration continue. En plus de se différencier, elle permet de gagner des parts de marché.
Enfin, les Ateliers du Sonnenhof sont engagés plus sur un plan social. La fondation alsacienne de 144 ans accueille des personnes en situation de handicap mental, en majorité des enfants. Selon Mme BINDOU et M. ARTIS, l’innovation fait partie de l’esprit de la fondation notamment en ce qui concerne le service à l’humain et le travail adapté: l’idée est de renverser le paradigme et montrer que le handicap n’est pas une charge pour la Société mais une richesse. La fondation « les Ateliers du Sonnenhof » est engagée dans la qualité de vie au travail. Elle s’est fixée pour mission d’accompagner les personnes fragiles pour leur faciliter une inclusion dans un milieu de travail ordinaire. La logique adoptée prévoit que ce n’est pas la personne en situation de handicap qui s’adapte au travail, mais c’est plutôt l’inverse (travail adapté), il s’agit là d’une innovation sociale au niveau du processus d’aménagement des postes. Aussi, la fondation fait de sorte à constituer des équipes de travail efficaces en combinant différentes spécificités et qualités individuelles. Ces efforts ont pour avantage de renforcer l’image employeur et attirer de jeunes talents. Les professionnels de la fondation présents soulignent que leur activité est rentable et que les profits sont réinjectés pour server le projet institutionnel.
Innovation et Développement Durable
Puis, les professionnels ont exprimé leurs points de vue sur le rôle de l’innovation dans le renforcement de la dimension durable des produits.
À titre indicatif, pour les Jardins de Gaïa l’innovation durable autour des emballages viendrait compléter la perception d’un produit écologique qui est le thé biologique. Cet effort s’inscrit dans une démarche globale de la durabilité. Comme le souligne M. ROCCHIA, le choix d’une innovation durable doit s’accompagner d’un effort d’explication auprès de la cible. Il indique que des clients, lorsqu’ils entendent parler de Li-lon, pensent qu’il s’agit de batteries non recyclables qui épuisent la planète, ce qui est de l’ordre des fausses informations selon le professionnel. Le groupe SOCOMEC s’est préoccupé de la recyclabilité des batteries innovantes avant même de les mettre sur le marché. De même, l’exemple de l’emballage écologique des Jardins de Gaïa est intéressant. En effet, étant donné que le filme biodégradable en cellulose de bois ressemble dans son apparence à du plastique, certains consommateurs n’ont pas vu l’aspect écologique, quelques-uns étaient jusqu’à formuler des réclamations auprès de l’entreprise pour exprimer leur insatisfaction vis-à-vis d’un emballage qu’ils ont cru en plastique. Les professionnels mentionnent l’importance de la communication auprès des clients pour accroître la réussite de l’innovation durable et son acceptabilité par la cible. Plus largement, ils rappellent le rôle du marketing pour que le produit durable innovant soit reconnaissable et perçu tel quel.
S’est posée enfin la question du risque de contradiction entre “innovation”, souvent synonyme d’utilisation excessive de ressources et le “développement durable”. Comment une innovation peut-elle être véritablement durable?
Chez SOCOMEC, l’innovation n’est pas forcément liée à une surconsommation de matériaux. M. ROCCHIA explique que l’entreprise fait de la croissance durable dans le sens où on remplace des appareils qui polluent et qui font des gaspillages par des produits verts. Le professionnel insiste sur la notion de valeur pour le client et l’intérêt de produits qui répondent à un veritable besoin.
Dans le même sens, aux Jardins de Gaïa l’innovation n’est pas consommatrice de beaucoup d’énergie étant donné que le processus de fabrication de l’emballage est relativement simple et ne nécessite pas une technologie polluante. Aussi les matériaux utilisés sont issus de la nature : emballage biosourcé à partir de matériel végétal comme la betterave, la canne à sucre, ou encore le maïs.
Mme BINDOU et M. ARTIS confirment que lorsque l’innovation est inscrite dans une logique de réponse à la durabilité et à ce que le consommateur attende, elle ne peut pas être en contradiction avec le développement durable. L’innovation est pertinente quand elle fait sens et lorsqu’elle est en lien avec les valeurs de la Société et de l’entreprise elle-même, l’exemple de machines performantes qui utilisent du bois durable pour une production locale, ou des nouvelles technologies qui vont aider des personnes en situation de handicap à augmenter leurs capacités et performances. On parle d’un “modèle décroissant durable” qui n’est pas en contradiction avec les activités de l’entreprise et son but: un agent économique qui a un rôle social et qui vise à générer des profits.
Conclusion
L’écologie est considérée comme une source d’innovation et d’avantages compétitifs. Elle est synonyme d’une bonne gestion (réduction des déchets, économie d’énergie, …) et du développement de pratiques et produits innovants (éco-conception, voitures hybrides, …) (Aggeri, 2011). La révolution technologique que nous vivons aujourd’hui ouvre des perspectives d’innovation immenses, ce qui pose la question de son impact sur l’évolution des pratiques environnementales et sociales.
L’innovation pourrait aider à dépasser des freins à la consommation écologique (rendre des produits écologiques plus performants, améliorer leur accessibilité en magasin, …). Elle peut aussi apporter des bénéfices en contribuant à faire évoluer les modes de consommation (exemple : Smart cities, dématérialisation et économie de ressources). En même temps, un effet pervers commence à être observé puisque l’innovation peut être une source d’aggravation de l’impact environnemental et social. Certains évoquent un « effet rebond » avec l’exemple de technologies innovantes qui encouragent la consommation et le gaspillage (cas des compteurs électriques intelligents qui conduisent à une augmentation de la température dans les logements et/ou à l’acquisition de nouveaux équipements à la pointe : écrans plasma, téléphones intelligents, …). Les big data posent plusieurs questions dont celle de l’éthique dans l’usage des données personnelles, les informations trempeuses ou encore l’intrusion dans la vie privée. Le développement de la robotique, de son côté, suscite un débat autour du remplacement de l’Humain avec des questions sur l’emploi, les conditions de travail, le bien-être de la Société, etc. De plus, l’accès à l’information ne contribue-t-il pas à une sorte d’exclusion sociale entre ceux qui maîtrisent la technologie et ceux qui détiennent des connaissances limitées dans ce domaine ?
Le défi fondamental des années à venir est de favoriser un déploiement efficace de l’innovation en tant que moteur d’une responsabilité environnementale et sociale.