Le supposé mauvais goût du consommateur agite la réflexion des philosophes et sociologues depuis très longtemps. Platon dans La République montre que la prise en compte des goûts du public en matière de productions théâtrales risquait d’en diminuer la qualité. Le public cèderait à la facilité et privilégierait des œuvres standardisées et prévisibles.
La recherche en marketing se devait d’apporter un éclairage nouveau au débat et cela, pour deux raisons. Premièrement, l’adaptation au marché et l’écoute du consommateur impliquent que le marketing ne porte pas de jugement de valeur sur le goût du consommateur. Sa fonction est plutôt de comprendre comment ce dernier se constitue puis comment concevoir et lancer des produits qui lui correspondent. Deuxièmement, le consommateur est vu, de plus en plus, comme un expert sur-informé, responsable, autonome dans ses choix. La distinction entre les experts garants du bon goût et des consommateurs qui ont besoin d’être éclairés dans leur choix est progressivement remise en cause.
Idiots culturels contre Gatekeepers, un combat dépassé ? Pas pour le cinéma !
Ceux qu’Harold Garfinkel, célèbre sociologue américain qualifiait d’idiots culturels capables d’acheter passivement n’importe quel produit issu de la consommation de masse seraient en voie d’extinction. La culture populaire rejoint la « haute culture » incarnée par les fameux Gatekeepers, des individus issus de l’élite intellectuelle garants des œuvres dignes d’être diffusées. Pourtant, le cinéma est bien la preuve du pouvoir écrasant des critiques. Ils consacrent les films « à voir » grâce à de grandes cérémonies institutionnelles (Cannes, Berlin, Los Angeles). Ils adoubent des œuvres qui ne font pas toujours le plus d’entrées. Leur pouvoir d’influenceurs est énorme. Ils font partie intégrante des plans marketing des majors. Néanmoins, aux Etats-Unis, les goûts des experts et des consommateurs se rapprochent.
La France est-elle toujours une exception culturelle en matière de bon goût ? « The Artist » contre « Les intouchables »
La dichotomie experts-consommateurs perdurerait en France, notamment, dans le milieu du cinéma très marqué par la tradition « art et essai ». C’est ce qu’ont voulu vérifier Stéphane Debenedetti (Université Paris-Dauphine) et Fabrice Larceneux (CNRS, Université Paris-Dauphine) auprès de quatre catégories de populations (les spécialistes institutionnels « art et essai », les spécialistes des médias plus communément appelés critiques, les spectateurs internautes et les spectateurs en sortie de salle). Cette recherche menée sur plus de 600 films montre que cette dichotomie existe toujours. Le public n’a pas le même goût que les experts. Mais nos chercheurs vont plus loin que cette simple observation.
Le goût se mesure et les cybercinéphiles bouleversent la donne
D’une part, Stéphane Debenedetti et Fabrice Larceneux nous offrent une mesure intéressante du goût qui est une préférence fondée sur une perception de la qualité du produit et du plaisir que la consommation de ce dernier peut apporter, en un mot « tu as plein de qualités et je t’aime ». D’autre part, si les consommateurs n’ont pas le même goût que les experts, un groupe émerge qui fait le pont entre les novices et les experts : le groupe des cybercinéphiles, pas vraiment experts, mais plus tout à fait béotiens.
Un troisième pouvoir, la cyberculture
Ainsi, le goût est révélateur de l’émergence d’une troisième culture. Après la culture populaire et la culture des élites, la cyberculture amène le cinéma – mais bien au-delà, l’ensemble des marchés – à intégrer cette hybridation des goûts dans leurs stratégies de marques.
Auteur : Maria Mercanti-Guérin