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#MARS2020 : MARKETING ET NUDGE, DES METHODES POUR CHANGER LES COMPORTEMENTS… EN MIEUX

Tribune coordonnée par Eva Cerio et Emna Bouladi, doctorantes en Marketing à l’IRG (Institut de Recherche en Gestion) de l’Université Paris-Est, Marne-la-Vallée et responsables des tribunes de l’AFM.

A l’occasion de la parution de leur livre « Nudge et Marketing Social » en octobre 2019 aux éditions DUNOD, Patricia Gurviez et Sandrine Raffin sont revenues sur la thématique du « marketing et social : comment changer les comportements ? » dans le cadre de la rencontre d’automne 2019 de l’AFM qui s’est déroulée à Paris les 13 et 14 novembre 2019. Leur intervention ayant suscité des réactions très positives de la part de l’auditoire, les auteures ont donc accepté de proposer une tribune dédiée à la définition du marketing social et son intérêt pour divers acteurs économiques, ainsi qu’à une analyse des dispositifs du Nudge. 

Présentation des auteures et de leur ouvrage

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Patricia Gurviez est professeure en marketing à AgroParisTech et docteur en gestion (Programme doctoral ESSEC). Elle est chercheuse dans l’UMR782 SayFood Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech. Ses principaux thèmes de recherche portent sur la consommation alimentaire, le marketing social et la communication nutritionnelle.

Elle est également co-responsable du French-Austrian-German Workshop on Consumer Behaviour depuis 2020 et est membre du conseil d’administration de Vivons-en-Forme, une OGN Française de prévention qui lutte contre l’obésité et le surpoids des enfants. Elle représente European Social Marketing Association pour la France.

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Sandrine Raffin est présidente-fondatrice de la LinkUp Factory depuis 2010, une agence de communication et de conseil qui accompagne des marques, entreprises et institution dans la mise en œuvre de leurs stratégies d’engagement, de RSE et de RSM – Responsabilité Sociétale de la Marque.

Spécialiste en communication et en conseil sur les domaines de la RSE, du marketing, de la nutrition-santé et des changements de comportements, elle a publié en 2017 « La promesse augmentée » (Editions Kawa) qui décrypte les nouvelles attentes en termes d’éthique, de transparence, de santé et d’engagement pour les Hommes et la terre.

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Paru en octobre 2019 (Editions Dunod), « Nudge et Marketing social : clés et expériences inspirantes pour changer les comportements » est un livre qui s’adresse à ceux qui souhaitent agir face aux défis sociétaux et engager les parties prenantes autour de leur projet. Par des exemples concrets, cet ouvrage présente les étapes pour mener une démarche de marketing social efficace et impliquer un public ciblé à accepter, modifier ou délaisser volontairement un comportement, à son profit ou dans l’intérêt commun. 

Marketing et Nudge, des méthodes pour changer les comportements ... en mieux

Réchauffement climatique accéléré, progression du diabète et de l’obésité, mortalité précoce liée au tabac ou aux maladies cardio-métaboliques, menaces sur la biodiversité, discriminations et violences persistantes vis à vis des femmes ou des minorités, … Jamais il n’est apparu aussi nécessaire d’impliquer les consommateurs-citoyens, les entreprises et les pouvoirs publics à l’échelon national et local pour aider à changer nos habitudes de vie, nos pratiques et donc notre comportement.

Mais comment faire ? Peut-on vraiment changer les comportements individuels ou collectifs ? Les pouvoirs publics, les ONG ou encore les entreprises peuvent-elles influencer les représentations et les normes sociales bien installées dans certaines cultures ou au sein de certains groupes de population ? Comment s’assurer de l’efficacité des programmes centrés sur les changements de comportement ?

Parmi tous ces grands problèmes, les questions de santé et en particulier les conséquences négatives de l’épidémie mondiale d’obésité sur le plan économique, social et sanitaire sont désormais bien connues (OMS 2016). Face à ce constat, en France, le PNNS (programme National nutrition santé) se mobilise depuis presque 20 ans pour mettre en place des politiques de prévention nutrition santé, visant à promouvoir des modes de vie plus actifs et des habitudes alimentaires en phase avec les recommandations de santé publique. Or, bien que la progression du surpoids et de l’obésité chez les enfants semble stabilisée en France, ces chiffres cachent une disparité énorme entre les catégories socio-professionnelles concernées. Malgré des bandeaux sanitaires présents sous toutes les publicités pour des produits alimentaires manufacturés et la notoriété de la recommandation « Pour votre santé mangez 5 fruits et légumes par jour », la consommation de fruits et légumes ne progresse pas et les catégories modestes et celle des moins de 35 ans sont sous consommatrices (FranceAgrimer 2019). On le voit, l’information ne suffit pas à faire changer les comportements alimentaires. Il en est de même pour le tabac et de nombreuses conduites à risques ou incivilités.

Pourtant des exemples montrent qu’il est possible d’accompagner les changements de comportements à condition d’adopter des méthodes reconnues, rigoureuses et scientifiques pour analyser les phénomènes complexes qui sous-tendent les préférences, les pratiques individuelles ou collectives bien ancrées dans le quotidien ou les normes sociales. En effet, les programmes faisant appel aux techniques du marketing social et à celle du nudge ont permis d’agir sur les comportements dans de nombreux pays avec comme conclusion fondamentale que les approches descendantes et injonctives - top-down - qui sont trop souvent utilisées par les pouvoirs publics, leurs agences et certaines ONG sont inefficaces pour résoudre des problèmes sociaux. Les populations ou groupes de personnes ciblées par les interventions ont leurs propres systèmes de croyances et de valeurs. Leurs comportements sont le fruit d’interactions complexes impliquant non seulement des facteurs personnels mais aussi des déterminants environnementaux et des besoins qu’il est important de comprendre en profondeur avant de tenter de les inciter à adopter le comportement souhaité.

Comment peut-on s’inspirer de ce qu’ont fait d’autres pays pour inciter des groupes ciblés à modifier leur comportement ?

La réponse tient en une discipline et une méthode, le marketing social – ou Social Marketing - largement développé dans les pays qui ont mis la prévention au cœur de leur système de santé (Canada, Australie, UK, Pays d’Europe du Nord, Asie et Afrique…) ou qui recherchent des solutions non pas uniquement dans les lois, les régulations ou la répression, mais aussi dans une approche comportementale au sens collectif ou individuel.

Depuis de nombreuses années, bon nombre de pays développés, d’ONG ou d’acteurs sociaux collaborent avec des universitaires ou des agences spécialisées en marketing social. A l’international, des cursus universitaires spécialisés sont intégrés dans tous les grands campus– mais un seul en France et 2 ou 3 grandes écoles en option spécifique ou cours ponctuels - et certains états ou régions se sont dotés de Social Marketing Unit avec des équipes dédiées à l’étude du changement social de comportement, au déploiement de programmes et à leur évaluation. A titre d’exemple, pour la seule région d’Ecosse, l’unité en charge des campagnes à vocation de progrès social ou sociétal est dotée de 60 collaborateurs avec un pôle entier dédié à la recherche pour toucher efficacement les populations cible ! Enfin, de très nombreux ouvrages, publications scientifiques, des congrès internationaux (WSMC, World Social Marketing Congress relayé par des congrès en Europe, en Asie/Australie et en Amérique du Nord) permettent à la communauté des chercheurs et des praticiens d’échanger leurs recherches et leurs pratiques.

Le marketing social, pourquoi et pour qui ? 

« Pourquoi le Diable devrait-il avoir tous les meilleurs outils ? », (Why Should the Devil Have All the Best Tunes ?) est le titre d’un ouvrage en 2007 d’un célèbre chercheur britannique en marketing du changement de comportement, Gérard Hastings, qui entendait pointer ainsi que si le marketing fait vendre des produits, il peut aussi vendre des changements de comportements.

Dès les années 70 dans les pays anglo-saxons, la raison d’être du marketing social a été l’application des forces du marketing classique à la promotion de bonnes pratiques, utiles à la société et aux sujets pour lesquels il s’est avéré utile « de prévenir plutôt que de guérir ». Le marketing social a été utilisé avec succès dans les pays émergents pour des campagnes de santé publique comme par exemple encourager la vaccination des enfants là où elle inspirait des craintes, de la méfiance ou de la suspicion face au personnel soignant étranger à la communauté (campagne Polioplus de l’OMS); ou encore aux USA pour lutter contre les déchets sauvages (campagne emblématique « Don’t mess up with Texas », qui jouait sur la fierté des Texans envers leur Etat pour les encourager à ne pas jeter leurs détritus le long des routes, plutôt que de poursuivre une campagne de répression qui s’avérait peu efficace). Toutes ces campagnes ont en commun de mettre au cœur des approches la segmentation et le ciblage des populations cible. C’est un des fondements de la méthode : comprendre comment sont nés et se transmettent les comportements qui posent problème, en comprendre les motivations, identifier les différents freins qui peuvent empêcher une modification des pratiques, pour ensuite segmenter la population en groupes homogènes et définir quels sont ceux qui vont être ciblés par l’intervention de manière efficace.

Le marketing social a connu un fort développement international aussi bien en recherche que dans ses applications sur le terrain. En particulier, un champ de recherche fécond s’est donné comme objet l’élaboration de principes, de concepts et de techniques qui ont débouché sur une définition consensuelle élaborée conjointement par l’association internationale de marketing social (ISMA) et les associations régionales (européenne, australienne et nord-américaine) : « le marketing social cherche à développer et à intégrer les concepts issus du marketing, en lien avec d’autres approches, pour influencer les comportements au bénéfice des individus et des communautés pour accroître le bien social. La pratique du marketing social est guidée par des principes éthiques. Il cherche à intégrer la recherche, les meilleures pratiques, la théorie, la connaissance des insights du public visé et des partenaires, afin de mettre sur pied des programmes de changement social efficaces, équitables et durables, reposant sur l’analyse de la concurrence et la segmentation ». Cette définition synthétique montre comment le marketing social entend poursuivre l’application des techniques éprouvées du marketing classique, comme l’étude de la concurrence ou la segmentation du marché pour proposer des interventions efficaces de changement de comportement. Ainsi, un programme destiné à favoriser l’eau comme boisson désaltérante devra comprendre quels sont les attraits de la concurrence, en l’occurrence les sodas et autres boissons rafraichissantes sans alcool afin de proposer un bénéfice en lien avec les attentes de la cible pour les accompagner vers un changement de comportement. De même, le marketing social veille à ne pas s’adresser à une population générale mais à celle qu’il veut toucher prioritairement. Le choix de cette cible procède de l’analyse du contexte. Seule cette analyse permet de faire l’hypothèse qu’il sera plus efficace de toucher la population la plus affectée par le désordre engendré par des comportements ineffectifs (comme par exemple des choix d’aliments trop gras et trop sucrés), ou bien de cibler une population dont le changement de comportement peut entrainer d’autres groupes à l’adopter à son tour, en se fondant sur la théorie de la diffusion des innovations (Rogers 1962). Enfin, la définition rappelle également la fusion entre une approche scientifique, l’appui sur les bonnes pratiques et le développement en continue d’une réflexion sur l’amélioration de l’efficacité des interventions. En témoignent les nombreuses revues systématiques de littérature effectuées par les chercheurs en marketing social qui portent sur l’évaluation des résultats pour mettre en lumière les critères d’efficacité des programmes (Carins et Rundle-Thiele 2013, Fujihira et Kubacki et al 2015, Xia, Deshpande et Bonates 2016, Willmott et al 2019).

Principe et concepts du marketing social

L’orientation consommateur/citoyen est au cœur du marketing social, avec la reconnaissance du rôle actif de celui-ci dans le processus de changement. La question posée est « Que ne comprenons-nous pas concernant notre cible ? » plutôt que « Pourquoi ces gens ne veulent-ils pas comprendre qu’ils doivent changer pour leur bien ? ». Cette orientation amène à s’intéresser en profondeur aux barrières et aux motivations des individus afin de les comprendre préalablement au développement d’une intervention. Les insights ou « vérités profondes » sont les tensions autour d’une frustration sur lesquelles l’intervention pourra s’appuyer pour élaborer des solutions concrètes et favorisant l’engagement envers la modification de comportement. Ils peuvent être identifiés à partir de l’étude fine de la population concernée et du contexte dans lequel elle vit. Par exemple, il s’agira de comprendre, au-delà des données brutes, les barrières à la consommation des fruits et légumes par les 18-35 ans, non pas du point de vue des experts scientifiques mais de leur point de vue, en les considérant comme des experts de leur comportement, de leurs besoins et de leurs attentes. L’intervention de marketing social se construit ensuite sur des modalités au cœur de la construction de la démarche (Andreasen, 2002). Il s’agit de partir d’un objectif comportemental atteignable et mesurable qui tient compte des données recueillies auprès des groupes cibles et de l’écart entre les comportements actuels et les comportements souhaitables pour un meilleur bien-être durable individuel et collectif. Il rappelle aux promoteurs de l’intervention en marketing social que l’objectif ne se restreint pas à éduquer ou informer mais que le but poursuivi est de parvenir à un changement de comportement, même si des objectifs intermédiaires d’acquisition de connaissances ou de modifications d’attitude peuvent être envisagés.

La recherche préalable (ou formative) ensuite est nécessaire pour prendre en compte les groupes cibles de consommateurs/citoyens ainsi que toutes les parties prenantes repérées dans l’étude des systèmes qui influencent leur comportement. Même si elle est coûteuse en moyens et en temps, elle favorise l’efficacité de l’intervention en l’adossant à une connaissance approfondie de la cible dans son contexte de vie. Elle permet de construire une segmentation, des cibles, comme en marketing classique, afin de délimiter le ou les groupes cible qu’on va accompagner. Cette étape rend l’intervention plus efficace qu’une politique de saupoudrage de messages qui souvent ne parviennent pas à toucher les personnes les plus concernées. Une intervention sera d’autant plus impactante qu’elle sera conçue en fonction des caractéristiques partagées de façon plus ou moins homogène au sein du groupe cible. La recherche préalable sert également à mettre au jour les forces contraires de la concurrence en révélant les freins à modifier un comportement ou à en adopter un nouveau, alors que d’autres options apparaissent plus plaisantes ou sont enracinées dans les habitudes de vie des groupes cibles.

L’échange consiste à reconnaitre la nécessité, face aux forces contraires, de proposer une valeur que les groupes cible trouveront à leur avantage. On demande souvent aux personnes de choisir une solution plus favorable pour eux et la société à long-terme mais moins attrayante à long terme. Une tâche clé en marketing social consiste donc à développer une proposition d’échange qui incorpore les sacrifices (pas seulement financiers) qu’on demande aux personnes de faire en échange des avantages qu’ils obtiendront en modifiant leur comportement. Pour y parvenir, la co-création avec toutes les parties prenantes concernées est une piste prometteuse. Elle peut permettre de découvrir des formes de récompense immédiates efficaces, matérielles ou psychologiques : l’augmentation de la confiance en soi, la reconnaissance par ses pairs, le sentiment de se conformer à une norme sociale, la satisfaction personnelle ou familiale,…Enfin, le déploiement des moyens d’action peut se concevoir à l’aide du concept de mix-marketing, lui aussi importé du marketing classique, en l’adaptant aux objectifs propres du marketing social appliqué à une problématique de changement social. Il est important de prendre en compte toutes les composantes de ce mix marketing pour différencier le marketing social de la simple campagne d’information qui ne joue que sur le volet de la communication et de l’information.

Une fois ces fondamentaux définis, la démarche se construit en 6 étapes conduites de manière itérative :

1. L’orientation vers les consommateurs-citoyens dont le rôle actif est reconnu dans le processus de changement.

2. La prise en compte, au-delà des consommateurs-citoyens, de toutes les parties prenantes repérées dans l’étude des systèmes qui influencent leurs comportements.

3. L’idée que l’on propose un bénéfice à la cible en échange d’un changement. Ce bénéfice peut être tangible ou intangible, expérientiel, émotionnel ou rationnel mais il reste un élément clé de toute intervention.

4. La co-création de la proposition qui vise un changement, avec toutes les parties prenantes concernées : les groupes cibles mais aussi les acteurs des systèmes qui influencent leurs pratiques. Repérer ceux qui sauront être les ambassadeurs du changement en étant les premiers à le mettre en pratique, ceux qui peuvent en faciliter ou au contraire gêner l’implémentation est souvent une étape clé des programmes.

5. Le déploiement d’une intervention en retenant les forces de la démarche du marketing classique : penser segmentation et ciblage, positionnement, et développer l’offre selon les variables d’action sur le marché.

6. Le test en condition de vie réelle avant toute généralisation et l’évaluation en fin de campagne pour mesurer l’efficacité sur les objectifs fixés au départ.

Ces mécanismes qui ont fait leurs preuves, comme le montrent les nombreuses publications et communications en marketing social, sont pourtant encore largement méconnus en France. Parallèlement on observe un intérêt pour un autre courant qui travaille sur le changement social, celui des nudges.

Les Nudges : un outil qui tient ses promesses ... si on l'utilise à bon escient !

Le terme de « nudge » a été popularisé en France à partir de 2010 avec la traduction d’un livre, la méthode douce pour inspirer la bonne décision, écrit en 2008 par R. Thaler et C. Sunstein. Les auteurs appliquent les découvertes de l’économie comportementale et de la psychologie cognitive sur les « biais cognitifs » ou erreurs de jugement dans nos raisonnements, qui ont valu à D. Kahneman le prix Nobel d’économie en 2002. Leur livre trouve également son inspiration dans le courant du « paternalisme libertarien ». Ce courant se qualifie de paternaliste parce qu’il justifie que les institutions publiques ou privées s’efforcent d’influencer des choix de comportement pour un plus grand bien-être individuel et sociétal, et libertarien parce qu’il repose également sur l’idée que chacun doit être libre de faire ce qu’il veut, et de changer d’avis s’il le souhaite. Les auteurs suggèrent que les comportements susceptibles d’améliorer la santé, le bonheur, la richesse des individus peuvent être influencés juste en modifiant l’architecture de leurs choix, autrement dit l’organisation de l’environnement dans une logique qui fait que les gens adoptent sans y penser un acte plus conforme à leur intérêt. La mise en place de nudges simplifie le choix par rapport aux solutions moins saines ou par exemple plus coûteuses en énergie. Cette approche a connu beaucoup de succès auprès des instances gouvernementales et des « Nudge Units » ont été créées dans de nombreux pays en commençant par les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Thaler recevra à son tour le prix Nobel d’économie en 2017 pour sa contribution à la compréhension des caractéristiques humaines qui affectent les décisions individuelles et les orientations des marchés.

Le concept central du nudge est donc la mise en place d’une architecture de choix qui incite à l’adoption d’un comportement défini comme vertueux par des experts. C’est l’une des clés du succès de cette approche auprès des pouvoirs publics, car elle propose en général des solutions simples et peu coûteuses à mettre en place pour résoudre un problème, comme par exemple un chemin fléché jusqu’à une poubelle sur le trottoir pour améliorer la propreté des villes. Même si l’approche nudge se situe résolument sur un autre versant d’intervention que l’information, elle est quand même avant tout l’émanation d’experts qui définissent ce qu’il vaut mieux que les individus fassent …pour leur bien. Le problème éthique de la manipulation inconsciente des individus qui est posé par les nudges a d’ailleurs très vite été soulevé. Il pourrait être résolu, selon les promoteurs de l’approche, par deux « garde-fous » à prévoir pour tout nudge: la transparence et le fait de pouvoir être contourné. L’individu face à un nudge l’incitant à grimper des escaliers reste normalement libre de choisir l’ascenseur. Il n’en reste pas moins que ce dispositif, au-delà de sa capacité à modifier les comportements n’apporte à lui seul aucun élément en faveur de l’autonomisation (« empowerment ») des individus. Au contraire, en jouant sur nos « erreurs » provoquées par les biais cognitifs, il ne cherche pas à rendre nos comportements plus autonomes.

Enfin, des critiques s’élèvent pour s’interroger sur l’évacuation de la dimension sociale. Par exemple, s’intéresser exclusivement aux comportements individuels ne permet pas de comprendre pourquoi les classes supérieures et moyennes aisées sont plus facilement sensibilisées par les campagnes de prévention du surpoids et de l’obésité alors que celles-ci devraient viser en priorité les populations les plus défavorisées qui sont beaucoup plus touchées.

Cependant, les dispositifs de nudge ont montré leur efficacité à court terme (Cadario et Chandon 2019). Tant qu’ils restent en place, ils ont un impact sur les comportements. A l’inverse, ne s’intéressant ni à la motivation ni à l’engagement des individus, leur effet risque de ne durer que le temps de leur mise en place. Selon le rapport en 2014 de l’équipe chargée d’appliquer les insights comportementaux au Royaume-Uni, le « nudging » doit être idéalement associé à d’autres types d’intervention (Team Behavioural Insights, 2014). Le rapport recommande de prendre en compte le contexte qui fait que ce qui marche dans un cas peut être inefficace dans un autre contexte. Il insiste donc sur la nécessité de co-concevoir les interventions avec les publics cibles et de les tester avant de les déployer. Loin de s’opposer au marketing social, le nudge peut alors être considéré comme l’un des outils au service de la mise en œuvre des interventions soigneusement définies au travers du processus de changement, notamment lorsque la recherche préalable a montré que les comportements que l’on cherche à modifier dépendent de décisions automatiques ou avec un faible engagement cognitif.

Vers un déploiement du Marketing Social en France ?

En appliquant les principes et les méthodes développés et enrichis d’années en années – et depuis presque cinq décennies –, le marketing social apporte son expertise et son efficacité pour créer ou encourager l’engagement des citoyens et des parties prenantes à modifier leurs propres comportements quand ceux-ci sont la cause d’une situation négative pour le bien-être individuel et collectif. Les sciences du comportement apportent des outils puissants, les nudges, qui sont d’autant plus efficaces s’ils procèdent d’une analyse du contexte et de la situation, ce qui, finalement, les rapprochent de plus en plus de la méthodologie du marketing social.

La France, contrairement à beaucoup d’autres pays, s’est montrée jusqu’à présent assez frileuse vis-à-vis des approches comportementales. Pourtant, le contexte semble apporter des éléments favorables comme l’intérêt de Santé Publique France pour le marketing social. Les instances publiques sont désormais ouvertes à d’autres paradigmes que l’information pour faire évoluer les comportements. Concernant l’engagement des entreprises, le statut de « société à mission », prévu par la loi Pacte sur la croissance promulguée le 23 mai 2019, permet aujourd’hui à une société commerciale d’intégrer dans ses statuts des objectifs sociaux et environnementaux auxquels elle consacrera des moyens et un suivi. Cette disposition peut favoriser les partenariats public-privé autour de grandes questions de changement de comportements, comme une meilleure alimentation, le respect de l’environnement et de la biodiversité, ou encore la réduction de comportements discriminatoires, violents ou à risque.

Il ne faut toutefois pas nier la réticence à s’engager dans ce qui est souvent vu comme « l’arme du diable », le marketing étant encore trop souvent connoté comme procédant d’une tentative de manipulation. Curieusement, alors que le nudge repose exactement sur une manipulation inconsciente en jouant sur nos biais cognitifs, il semble que le garde-fou du libre-choix suffise à l’exonérer de cette méfiance dans l’esprit de beaucoup, même si des critiques se font entendre chez les experts de la promotion de la santé (Pagani et al 2018) ou en sociologie (Bergeron et al 2018). Sans doute faut-il encore faire des efforts pour expliquer ce qu’est le marketing social. Il est important de ne pas perdre de vue la base du marketing social, qui consiste à utiliser la force de réflexion et d’action du marketing au service du bien public.

Le challenge le plus important est sans doute celui de parvenir à ce que les groupes cibles prennent en main leur bien-être en s’engageant volontairement et durablement dans le changement de comportement. La co-conception et l’accompagnement au plus près de la vie quotidienne sont plus efficaces que l’information et l’injonction pour inciter à modifier les comportements. Le changement, c’est aussi pour les pouvoirs publics et les décideurs de passer d’une position d’experts, top-down, à des programmes sur le terrain co-conçus avec les participants et les parties prenantes.

Un autre défi est celui de la place que doivent trouver les entreprises et la participation public- privé dans les interventions. Au vu de toutes les expériences menées dans le monde entier, les entreprises peuvent être des partenaires actifs soit en utilisant des techniques douces type nudges pour faciliter une consommation plus « vertueuse » de leurs produits ou leurs services, soit en étant moteur de programmes de marketing social par le biais de leurs fondations et/ou encore les marques. Ces dernières peuvent devenir de puissants relais de changement de pratiques et contribuer à une société plus éthique et durable. Au-delà d’antagonismes parfois dogmatiques, il est essentiel d’unir les forces face aux obstacles à changer nos comportements dans tant de domaines.

Enfin les chercheurs en marketing social peuvent largement contribuer à sa diffusion en proposant des modèles théoriques qui mettent au jour l’influence des mécanismes et des systèmes sur les comportements. Ils peuvent également apporter leurs analyses sur l’évaluation des interventions ainsi que des modèles qui faciliteront cette évaluation tout au long des interventions (Gurviez et Raffin 2019).

SOURCES

Andreasen, A. R. (2002). Marketing social marketing in the social change marketplace. Journal of Public Policy & Marketing21(1), 3-13.

Bergeron HenriCastel Patrick, Dubuisson-Quellier Sophie, Lazarus Jeanne, Nouguez Étienne, Pilmis OlivierLe biais comportementaliste, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2018.

Cadario, R., & Chandon, P. (2019). Which healthy eating nudges work best? A meta-analysis of field experiments. Marketing Science.

Carins, J. E., & Rundle-Thiele, S. R. (2014). Eating for the better: A social marketing review (2000–2012). Public health nutrition17(7), 1628-1639.

French, J., & Gordon, R. (2019). Strategic Social Marketing: For Behaviour and Social Change. SAGE Publications Limited.

Fujihira, H., Kubacki, K., Ronto, R., Pang, B., & Rundle-Thiele, S. (2015). Social marketing physical activity interventions among adults 60 years and older: a systematic review. Social Marketing Quarterly21(4), 214-229.

Hastings G. (2007) Social Marketing: Why Should the Devil Have All the Best Tunes? Elsevier BH, Oxford. 

Kahneman, D. (2012). Système 1/Système 2: Les deux vitesses de la pensée. Flammarion.

Lee, N. R., & Kotler, P. (2011). Social marketing: Influencing behaviors for good. Sage Publications.

Pagani V., Alla F., Cambon L. et Claudot F. (2018). « Élaboration des normes de prévention : une réflexion éthique nécessaire », Santé Publique, 30(3), p. 321-331.

Thaler, R. H., & Sunstein, C. R. (2017). Nudge: la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Vuibert.

Willmott, T., Pang, B., Rundle-Thiele, S., & Badejo, A. (2019). Reported theory use in electronic health weight management interventions targeting young adults: a systematic review. Health psychology review13(3), 295-317.

Xia, Y., Deshpande, S., & Bonates, T. (2016). Effectiveness of social marketing interventions to promote physical activity among adults: a systematic review. Journal of Physical Activity and Health13(11), 1263-1274.

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