Avec 35 millions de joueurs réguliers en France, le marché du jeu vidéo représente un enjeu financier important. Avec plus de 15 heures de jeu vidéo par semaine, les hardcore gameurs sont considérés comme de « gros » consommateurs de jeux, en particulier en réseau.
Le marché du jeu vidéo : résolument sexiste !
Le marché du jeu vidéo, notamment l’offre à destination de ces hyper-joueurs, s’est construit autour d’une norme de genre masculine voire sexiste. De fait, les jeux vidéo véhiculent des représentations masculines organisées autour de la « virilité militarisée » (force physique, armes, combat, conquête). De plus, ils promeuvent une violence qui peut aussi s’exercer sur les personnages féminins du jeu (hypersexualisation, agression sexuelle au cours du script ; par exemple, Lara Croft dans Tomb Raider) mais aussi sur les joueuses elles-mêmes (harcèlements en ligne réguliers).
Dans ce contexte, 1 joueur harcore sur 9 est une joueuse. Comment ces joueuses intensives consomment-elles dans cet univers normé qui leur est a priori hostile ? Quelles sont leurs perceptions et comment y négocient-elles leur place ? Autant de questions passionnantes auxquelles Alexandre Tiercelin et Eric Rémy nous apportent des réponses publiées dans Recherche et Applications en Marketing en septembre 2018.
Qui sont ces hardcore gameuses?
L’article repose sur un raisonnement de type micro-macro. Dans un premier temps, sur la base de 12 entretiens de type biographique (récits de vie), vous découvrirez comment Solenn, Amélie, Maeva, Julie et leurs semblables éprouvent la norme de marché (fondée sur des valeurs et des représentations masculines) et l’intègrent dans leur construction identitaire. En fait, elles vont à la fois sélectionner et s’approprier les différents types de jeu mais aussi recourir à des stratégies d’adaptation.
Les auteurs distinguent trois profils type:
- Le garçon manqué qui vise l’intégration et la légitimité en gommant la norme féminine sociale pour se réfugier dans les jeux.
- La « vraie fille » qui assume et vit ouvertement sa passion du jeu, souvent en communauté.
- La fille camouflée qui évoque une femme dont la construction du genre oscille entre une féminité assumée dans la vie quotidienne et une identité de gameuse qu’elle soustrait au regard des autres dans la vie réelle et virtuelle.
Comment trouvent-elles leur place dans cet univers stéréotypé ?
Dans une seconde partie de l’article, en mobilisant le concept de violence symbolique, les auteurs montrent comment le marché du jeu vidéo amène à la fois à la reproduction de la domination masculine de l’ordre du monde (patriarcat) mais offre aussi des ressources identitaires qui permettent de les contrevenir. Ainsi, les hardcore gameuses peuvent se fabriquer des identités multiples et situationnelles qui leur permettent de résister à la stigmatisation. Toutefois, ce bricolage identitaire de genre est dépendant des niveaux de disposition sociale de ces joueuses. Au final, toutes ne sont pas en mesure de jongler avec la même habileté.
Quelles implications pour les marques?
Ce court billet ne saurait rendre justice à la complexité des mécanismes dévoilés par les auteurs. Votre lecture débouchera sur des implications managériales précises concernant la gestion de l’offre et de la demande du marché vidéo qui permettent d’engager une réflexion plus profonde sur les dimensions éthiques des stratégies dites de « genderisation ». Une politique marketing dont certaines dérives (woman tax qui induit un surcoût fondé sur une différence sexuelle : par exemple pour les rasoirs, renforcement des stéréotypes de genre ; ou encore, les jouets pour enfants) sont dénoncées par les consommateurs eux-mêmes.
Remercions nos deux collègues – hommes – d’avoir décidé de nous parler des femmes. Leur article montre que l’étude du genre est un vrai sujet de recherche marketing. Il invite la communauté française à poursuivre cette conversation à la fois très documentée et débattue outre-Atlantique.